LA SOLITUDE DU PASSIONNÉ

N'en déplaise à l'homme où à la femme qui écume internet pour clamer sur tous les réseaux son désamour pour le football et son mépris pour les fans, elle n'est pas la personne la plus à plaindre en ce moment. On aurait pu penser que la coupe du monde serait un instant de grâce pour le passionné de football, une succession de jours heureux lui permettant de laisser libre cours à sa passion. Par passionné, j'entends l'amoureux fou du ballon rond, celui qui souvent commence sa journée par un tour sur les sites spécialisés et les termine par le match du soir ou une rediffusion suivie d'une émission lorsqu'il y a pause dans la frénésie footballistique télévisée. 

Je parle du féru de publications de référence, de statistiques et de tactique, celui qui connait la carrière des joueurs sur le bout des doigts, les forces et faiblesses de chaque équipe, le parcours des entraîneurs, les enseignements de l'histoire. Je parle de celui qui a acquis une certaine maîtrise des arcanes de ce sport par le goût de la recherche et la traque de la bonne information quotidienne et qui, tout le temps, affine, peaufine, met à jour ses connaissances pendant que d'autres sont occupés à des choses plus sérieuses ou plus futiles, c'est selon.

Ce spécimen-là, qui a l'habitude, tout au long de la saison régulière, de parler tactique et stratégie avec des "connaisseurs" comme lui dans un entre soi enchanteur, voit, le temps du mondial, tous et chacun envahir son champ de quasi expertise. 

Il peut pourtant se prévaloir d'une capacité analytique et de compétences théoriques acquises à la suite de soirées passées devant le petit écran à regarder avant matches, matches, après matches, debriefs... Il fonctionne par schémas tactiques élaborés, tournés et retournés dans sa tête. Il a l'habitude d'affirmations et de prises de position sur telle ou telle équipe qui souvent finissent par lui donner raison entérinant ainsi sa science infuse.

Le voilà maintenant confronté à sa mère subitement devenue une inconditionnelle des matches des Lions lui disant d'arrêter de critiquer l'entraîneur alors qu'elle n'y connaît rien. Voici qu'un frère, une sœur, un ami, une amie dont la culture foot est proche du néant lui assènent que ses réserves sur le jeu de l'équipe sont infondées, la preuve : même l'Allemagne est éliminée. Voici qu'on lui fait comprendre qu'il est trop difficile avec ses alertes sur le manque d'inspiration en phase de possession ou ses envolées sur l'animation offensive déficiente. 

Il n'a plus droit à la parole libre sur sa passion absolue. Il ne lui est plus loisible d'étaler sa déception face à tant d'atouts gâchés. 

On lui enjoint de se taire au nom du "tous derrière l'équipe" clamé par les nouveaux aficionados dont le ton péremptoire n'a d'égal que la non maîtrise du sujet se dit-il résigné. Il voudrait bien discuter avec ses contempteurs mais se heurte à un mur de certitudes bâti sur une inculture footballistique effrontée.

À la radio, à la télé, sur Facebook, Twitter, on aurait dit que tous se sont donnés le mot pour lui intimer l'ordre de passer sous silence ses réflexions sur son sujet de prédilection. Même quand il annonce un échec au regard des choix du coach et que l'avenir lui donne raison, on le traite d'oiseau de mauvais augure. 

Lorsqu'il a émis l'opinion sage suggérant de tirer les leçons de choix qui se sont révélés hasardeux, sa mère, son frère, son amie, son ami, sa sœur, le twitto, le politicien, le présentateur d'un programme de divertissement ou de faits divers ont fait bloc pour lui assurer qu'ils sont, quant à eux, tout à fait satisfaits et que son mutisme serait le bienvenu. 

Le zèle des nouveaux convertis nie jusqu'à la liberté d'expression du passionné. L'injonction à se taire et à applaudir le plonge dans une grande solitude. Le plus souvent, il finit par en rire.

Racine Assane Demba tiendra cette chronique sur SenePlus, le temps de la Coupe du monde de football en Russie. À l'improviste, il partagera ses avis, analyses, coups de cœur.