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LivRacine

Histoires de livres, de lectures et d'écriture.

Mambéty ou le réel augmenté

Publié le 7 Juin 2022 par Racine Assane Demba

Mambéty ou le réel augmenté

Le cinéma de Djibril Diop Mambéty est plein des histoires des petites gens. Plus rempli de la misère de ces derniers que de leur gloire. Mambéty filme le dénuement et lui confère une dignité. Chez lui l’horreur est belle. Les rêves qui se fracassent sur la dure et inique réalité sont bouleversants.

Le cinéaste navigue entre humaine condition et divine présence avec notamment la récurrence dans ses films des versets coraniques émanant des hauts parleurs des mosquées, des bouches de ceux qui demandent l'aumône ou de celles des enfants qui mémorisent la Parole.

Il introduit un langage africain dans le cinéma avec ses rythmes, ses mouvements, ses traits, ses voix, ses formes libres, poétiques, ses tableaux au clair-obscur qui prend vie. 

Le spectateur navigue entre les décors recherchés, les plans larges sur l’architecture paysagère, les gros plans sur les visages pour une expression vive des émotions, les costumes et attitudes marqués des figurants, le mariage de la brutalité et de la sensibilité dans les scènes. L’oxymore au cinéma.

Le fantastique y côtoie le réel et le passé y est en permanent conflit avec la modernité. Les contes oraux répondent aux contes imagés. 

La puissance solitaire du héros ou de l’héroïne n'occulte jamais l'importance des personnages secondaires. La musique tient une place centrale et devient une forme de narration. 

Narration de la fantaisie, de la poétique urbaine, des rapports de domination dans la société ; dans une description subtile, suggérée, mystique, élégante, oscillant entre gravité et humour. A l’image de la vie.

Dans Badou Boy le faible gardien de la paix, la forte voix d’assimilé du commissaire, les complaintes de la vieille femme, le mendiant aveugle à la kora, l’enfant aux ballons, le monsieur ridicule mimant de manière grossière le blanc, l’intrépidité du jeune homme montant le cheval de l’insouciance prêt à tout pour arriver à ses fins, le décor aux habitations désœuvrées, tout renvoie à la signature du cinéaste. On entend cette phrase à la radio : « La vie n'étant pas fait que de bossa nova, nous allons écouter la tristesse du soir » ; telle est résumée l’œuvre de Mambéty : les petits bonheurs des oubliés et leurs grandes tristesses ; les petits malheurs des nantis et leur grande indifférence.

L'hymne nationale dans le transport en commun, la harangue des foules miséreuses, la bonne fortune du mendiant, la loyauté du compagnon qui refuse de dénoncer son ami, entre autres scènes de vies s’achèvent sur un héros libre aussi insouciant qu’au début, faisant un pied de nez aux puissants et poursuivant sa marche en musique.

Dans Touki Bouki, c’est le même affront à la haute société dakaroise que font Mory le berger et son amie Anta, l’étudiante, dans un road trip époustouflant. Mais à la fin, entre la parole raciste des gens de l’ailleurs désiré – chanté par la voix sensuelle de Joséphine Bakker - et les petites combines du réel qu’on cherche à quitter, l’insouciance laisse place au désarroi de celui qui reste à quai et à la tristesse de celle qui doit partir seule. 

La petite vendeuse de soleil est plus explicite d’emblée dans son projet. Mambéty met clairement en lumière les invisibles, livre la mendicité et le travail des enfants, donne la parole à une jeune fille placée à l’intersection du handicap et de la féminité dans une société machiste jusque par ses petits garçons. 

On arrive toujours au décor de la ville en passant par son envers et on suit la petite fille aux béquilles qui quitte sa condition de mendiante, se fait une place dans la vente de journaux réservée aux garçons, démonte des accusations de vol.

Les petits plaisirs des gens ordinaires sont là : avec l’argent gagné, la petite paye un parasol à sa grand-mère, distribue de l'aumône aux collègues mendiantes de cette dernière, devient la pièce principale d’un tableau composé d’habits neufs, d’autres jeunes filles enjouées, de boisson rare à leur table, d’un homme en chaise roulante payé pour la musique et d’une belle chorégraphie, moment de répit dans une vie de combats.

Elle se fait un ami qui lui explique, sans la convaincre, pourquoi le journal de l’opposition donc du peuple se vend mieux que celui du gouvernement. Après avoir accepté son amitié, la petite fille lui dit un conte appris de sa grand-mère et répond ainsi à la question silencieuse sur la transmission de ceux qui, en apparence, n’ont rien à léguer. 

Elle lui chante une chanson d’innocence. Elle lui parle de la pluie et du beau temps alors que dans Sud, le journal de l’opposition, et Le Soleil, celui du gouvernement, "L'Afrique quitte la zone franc".

Les autres garçons lui ont encore pris sa béquille. Son ami la porte sur son dos. Fin du conte sur les misères humaines, la force de la volonté et les restes d’humanité en ce monde.

Dans Le Franc et Hyènes la question du rapport à l’argent est centrale. Marigo, touchant personnage coloré, lui court après. Linguère Ramatou, après l’avoir obtenu, durant un exil, revient et en fait un instrument de pouvoir et de vengeance contre ceux qui l’attendent avec cupidité. Celui qui naguère l’a trompée et les autres qui, avec lui, l’ont humiliée. 

Les rêves de fortune de Marigo couché sur le toit du car en compagnie de sa porte mobile, le portrait de Yadikone, le robin des bois local, affiché dessus, le billet gagnant de la loterie qui refuse de se détacher, l'idée de mettre la porte à la mer pour décoller le billet constituent l’itinéraire tortueux d’un homme qui voit son rêve de fortune prendre corps après lui avoir presque échappé.

Musique. Sommeil. Pleure et rire. Danse. Bonheur. Les rêves de Marigo n’épousent pas la poésie du prendre aux riches pour donner aux pauvres, ils le projettent dans le roman du devenir riche et de la jouissance de la richesse. Le billet de loterie gagnant est sauvé pendant que Yadikone se noie.

Dans toute son œuvre, Mambéty filme, avec virtuosité, les paysages, la nature, les éléments, le contraste entre les lieux de vie des laissés-pour-compte et ceux des nantis, la représentation de la culture, les désirs de grandeur, d’élévation sociale, la fuite pour échapper au destin, la course derrière le rêve inaccessible.

L’intrigue part toujours de là où vivent les petites gens, des bidonvilles, des endroits où l’humain est l’oublié de l’urbain. Elle prend la route, arpente les beaux quartiers, esquisse l’espoir et revient à la malice de la vie, à ses mauvais tours qui succèdent à son attrait merveilleux.

Le merveilleux est omniprésent. Il transpose au cinéma, le réalisme magique de la littérature sud-américaine. Il met en scène un réel augmenté pour conférer une irrésistible puissance à l’évocation de la réalité.

Le cinéaste sénégalais fait sienne cette assertion de l’écrivain cubain Aléjo Carpentier qui veut que « le merveilleux commence à l’être sans équivoque quand il surgit d’une altération inattendue de la réalité (le miracle), d’une révélation privilégiée de la réalité, d’un éclairage inhabituel ou flattant singulièrement les richesses inaperçues de la réalité, d’un agrandissement des échelles et des catégories de la réalité, perçues avec une intensité particulière en vertu d’une exaltation de l’esprit qui le conduit à une sorte d’état limite ».

De cet état limite dans le cinéma de Djibril Diop Mambéty jaillit une filmographie plus esthétisante que discursive, plus hermétique que saisissable de prime abord. 

Un cinéma de la satire des forts. Un cinéma de la poétique des faibles, de leurs rêves de grandeur et de leurs misères, de leurs codes et de leurs corps. Une esthétique de la laideur parfois, un éloge du beau toujours.

 

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